Matutinal …
Plus les années passent et plus le phénomène s'amplifie. Je suis en complet décalage avec les miens, mes amis et mes connaissances. C'est au petit matin, à l'heure bénie des croissants ou de la grasse matinée que je suis en pleine activité. J'arpente alors des pièces silencieuses, des rues désertes, et je m'interroge toujours sur ces instants merveilleux qui échappent au commun des mortels.
C'est au très petit matin que le ciel est le plus beau, que les oiseaux vous font la fête, que l'air est chargé de cette confiance qui vous donne des ailes. La brume se lève à peine, la nature se fait tableau de maître et vous êtes seul, à admirer ce chef -d'œuvre. C'est peut être ce qui le rend plus précieux encore au lève-tôt !
Les autres traînent encore dans leurs vapeurs télévisuelles. Le petit écran les a attrapés par les yeux jusqu'à plus d'heure pour des inepties sans nom, des agitations stupides et des propos d'une immense vacuité. Pourtant, les acharnés du soir vont jusqu'au bout du possible, refusant obstinément d'être au lit avant les poules …
Alors, ils tombent d'un sommeil agité des sornettes qu'ils ont avalées bouche ouverte et cerveau hermétiquement clos. Ils tombent en léthargie, se privent des instants délicieux du lever du jour, du bonheur sans nom d'un petit déjeuner en solitaire dans une maison totalement silencieuse. Pour eux, c'est bien plus tard qu'ils profiteront des vacarmes d'une ville qui s'éveille, des bruits de tracteurs ou d'avions dans une campagne qui s'active.
Ils ignoreront toujours le charme discret d'un petit matin, les cloches qui résonnent, la nature qui assure le relais entre les nocturnes et les diurnes. Ils s'étonneront que leur camarade ait pu se lever si tôt pour aller marcher en bord de Loire ou bien dans la forêt. Ils admireront les photographies du lever du soleil en se jurant que demain, ils viendront en sa compagnie s'extasier devant le plus beau des spectacles.
Mais rien de tout ça ne se passera. C'est dans leur logiciel : ils doivent veiller, traîner après le repas, laisser filer les heures, sans doute pour rattraper l'immense frustration de l'enfance, du temps révolu désormais, où les parents priaient leurs enfants d'aller au lit. Désormais, ils restent debout jusqu'à tomber de fatigue, jusqu'à nier le rythme circadien qui avait cadencé l'existence de toutes les générations précédentes.
Je me gausse et pourtant il y a bien pire que ceux-là. Les adolescents et les jeunes adultes se font oiseaux nocturnes. Ils ont besoin de vivre la nuit, obérant les matins du monde, traînant au lit jusqu'au- delà de midi. Ils effacent ces matins heureux, ce temps de la contemplation et de la quiétude. Il leur faut sans cesse l'agitation et le tumulte, la foule et le vacarme. Ils échappent à ces heures en suspens, préférant une nuit factice sous les projecteurs et les décibels.
Je n'échangerais pour rien au monde mes matins pour vos nuits. Qu'importe si le soir, les yeux me tombent lorsque j'essaie de tenir un peu en votre noble compagnie. C'est le prix à payer pour jouir de l'aube, profiter des plaisirs matutinaux, battre une campagne qui n'est jamais aussi belle qu'en ces heures confidentielles.
Dormez bien bonnes gens. Je m'en vais profiter très égoïstement de ces merveilles qui vous seront à jamais interdites. Qu'importe si je ne sais rien de vos soirées, de vos parties de cartes qui n'en finissent pas, de vos virées dans des espaces noctambules. Je suis définitivement un diurne, un être qui passe pour un misanthrope simplement parce qu'il se lève trop tôt.
Je vous serais éminemment sympathique si je profitais de mes heures de liberté pour aller vous quérir ces croissants qui récompensent habituellement la tribu des lève-tard. Je leur préfère le pain dur ; veuillez m'en excuser. Il vous faudrait vous lever plus tôt pour jouir de cette gourmandise. Je vous prépare le café, dont vous devrez vous contenter, et vous livre mon billet à l'heure où vous êtes encore dans les bras de Morphée.
Matinalement vôtre